« Emma ou la rage de vivre », chap 4
« …Le soleil venait de se plonger dans la rizière comme pourchassé par des
géants invisibles. Le soir arriva et amena quelques rafales effilées de vent
frais encastrant des frissons par moments dans les os des vieilles personnes
sur la place du marché.
La rayonnante journée empaillée d’or sembla maintenant traîner une
nuée de tristesse sur la place du marché par la nuit s’approchant et le vent
rafraîchi, malgré les bancs et tabourets disposés en rangs d’épis annonçant
les trépidations à venir.
Malgré la lueur fuyante qui perdait son faste, on pouvait encore distinguer
dans son auréole, le visage charmeur et toujours hilare du père de
Marcel, le visage carré et belliqueux du père de Charles, et les grosses
dents blanches posées comme des oeuvres d’art dans le sourire du père de
Mathilde.
Derrière eux s’étaient installés en retrait une douzaine de vieux ; celui-ci
avec sa pipe en terre suspendue aux lèvres et celui-là, les jambes allongées
aux pieds croisés, les deux mains entrelacées et coincées entre les
genoux, redressait son buste contre un dossier imaginaire. Certains moins
nombreux, les yeux hagards, semblaient hors jeu, tandis que la plupart
épiaient les quatre coins du village comme pour surveiller des bandes d’envahisseurs
annoncées qui débarqueraient de façon imminente. On attendait
ainsi ses amis. D’autres acquiesçaient d’un rire ou d’un « oh ! » à l’histoire
que racontait le vieux Jahoui au corps rabougri, à peau fripée, au regard
autoritaire, perçant et effrayant, installé au milieu du groupe. Ses articulations
limées, tassées et durcies sans doute, ses os menacés d’ostéoporose lui
laissaient un corps d’enfant. Mais il racontait, racontait.
Pendant ce temps, Emma, Francisca, Mathilde, Claude, Alice, Tani,
Marcel, Delphine, Charles se dirigèrent vers la place du marché et l’euphorie
de participer à la fête du village les excitait et les étourdissait tous. Charles,
Claude et Marcel marchaient à grands pas. Alice et Mathilde se tenant par la
main et sautillant chantaient à tue-tête des tra-la-la-la-la sans fin. Les autres
avancèrent dans un brouhaha dicté par cette joie à rompre les habitudes des
soirs où l’on était assigné à étudier ses leçons. C’étaient les vacances. Tous
allèrent s’asseoir près des vieux, sans faire le moindre bruit. Il n’était pas
certain qu’un seul vieux eût remarqué leur présence. Par des mouvements
lents de ses lèvres se rabattant moult fois sur ses mâchoires édentées et
sa manie à contracter sans cesse les muscles faciaux qui remontaient son
nez, Jahoui racontait l’histoire des deux sous de Waïna. La minceur de la
peau flétrie dévoilait tantôt en haut, tantôt en bas, la maigreur du visage en
rehaussant la saillie de l’ossature ; et toutes ces grimaces étaient là comme
faisant partie de l’histoire racontée. On entendait alors :
« Ceci se passait il y a très longtemps… »