UNESCO et Emma ou la rage de vivre, critique de Tanella Boni
Emma ou la rage de vivre
(UNESCO, 10 juin 2010)
A l’heure où les débats autour de la littérature francophone accordent une large place à la fois à l’idée de « postcolonial » et, ces dernières années, à celle de « littérature-monde », le livre d’Euphrasie Calmont, Emma ou la rage de vivre, apparaît comme un roman singulier, à la fois local et « universel » et ce pour plusieurs raisons. L’auteur insistera sans doute sur les raisons d’être de son roman et ce qu’elle a voulu montrer. Pour ma part j’y vois d’abord une méditation sur la place de l’humain dans la nature mais aussi un arrêt sur images, dans le village d’Emma, fillette de 9 ans. Parmi ces images, il y a celles de l’optimisme d’Emma, suggéré par la deuxième partie du titre « la rage de vivre ». Mais qu’est-ce que la rage de vivre ? Peut-être la force d’aller de l’avant : tenir tête à tous, aller toujours plus loin et être apte à résister à toutes sortes d’obstacles. La « tête », voilà un mot-clé du roman. Vivre, c’est être curieux de tout, c’est avoir la volonté d’apprendre et de connaître. Ainsi, l’idée de vie parcourt ce roman de part en part. La vie par la connaissance et la vie par les valeurs sans lesquelles la vie biologique est peu de chose.
La construction du roman nous interpelle au premier abord. Il est composé de 11 chapitres assez courts, qui, chacun, porte un titre, une citation en exergue, mais aussi la mention des personnages que l’on va croiser. Cela rappelle quelques procédés d’écriture chez la Comtesse de Ségur ou d’autres conteurs ou romanciers du 19ème siècle, notamment dans le domaine de la littérature d’enfance et de jeunesse. Dans le même temps, les citations mises en exergue dont les auteurs sont : Emile Verhaeren, Montaigne, Balzac, Baudelaire, Lamartine, Voltaire, Michelet, Rousseau etc. nous indiquent que nous ne sommes pas dans le genre littéraire « littérature d’enfance ». Le livre ne s’adresse pas en priorité à des enfants de 9 ans, de l’âge du personnage principal. Il s’adresse à tous et, il faut le supposer, d’abord aux adultes. De temps en temps, la linéarité du récit est rompue par quelques poèmes. Mais dès le deuxième chapitre, c’est le temps du récit qui n’est plus le même : on passe du 17ème au 20ème siècle, du temps de la fondation du village de Mitro, au temps vécu par Emma. Mais tout se passe comme si la nature, elle, ne voyait pas le temps passer. Elle est représentée dans sa beauté intemporelle, et saisie dans les moindres détails.
La nature est faune et flore. Elle renvoie aussi aux éléments : la terre, l’eau, l’air, le soleil ou le feu. Le fleuve est un élément central, de même que la forêt. La romancière se transforme de temps en temps en botaniste, elle connaît les fleurs et les plantes, les nomme, les décrit. Par ailleurs, on pourrait lire ce roman à partir du bestiaire riche en variété : hippopotame, serpent, crapaud, lézard, perdrix, etc.
L’éditeur classe le livre dans une collection « roman contemporain ». On se demande donc ce que cela signifie à propos d’un récit qui remonte loin dans le temps et qui nous rapporte, dans un premier temps, l’histoire d’une fondation : « tous, ils étaient partis de Doga, au Bénin, fatigués des guerres tribales de 1624. Leurs ancêtres étaient venus d’Oyo à l’est au XVème siècle, puis de Kanna, à l’ouest au XVème siècle » (p.11).Le narrateur (la narratrice) omniscient donne l’étymologie de l’endroit où s’installent ces pionniers : Mitro ou « nous sommes perdu dans un trou » ou « au fond des décombres » p.20-21. Mais en lieu et place d’un trou, il s’agit plutôt d’un paradis terrestre dans lequel s’installent les ancêtres d’Emma Dassiga, de la 17ème génération et 7ème enfant d’une famille qui en comptait 9.
Cette fondation fait partie intégrante de la mémoire d’Emma, fillette heureuse parce qu’elle sait d’où elle vient, qui sont ses parents, sa famille, ses ancêtres. Frappée de plein fouet par la mort de sa mère, elle se considère comme une rescapée, mot dont elle apprend le sens dans un dictionnaire. Cette rescapée a ses défauts et ses qualités, elle sait mentir à son petit frère, elle lui fait du mal en lui disant qu’il est un enfant adopté ; tout cela pour son bien à elle, pour se sentir aimée, bien dans sa peau, elle qui veut aller loin, comme son « crayon jeté en mer à Cotonou et qui devait voguer de berge en berge » (p.157).
Emma ou la rage de vivre est un conte moderne sur le bonheur de vivre au présent et d’avoir des rêves d’avenir. Dans une Afrique où la violence est omniprésente et où les valeurs ne sont plus ce qu’elles étaient, ce roman, à la fois naturaliste et d’apprentissage, apparaît comme une quête du paradis perdu. Et « paradis » n’est pas un mot vide: il renvoie aux rapports harmonieux entre l’humain et la nature, à la solidarité, aux rapports intergénérationnels, à l’esprit d’apprentissage, à la joie de vivre…
Tanella Boni.
Tanella Boni, poète, romancière, essayiste, philosophe est née à Abidjan (Côte d’Ivoire). Docteur ès lettres de Paris-IV la Sorbonne, elle est professeure des universités et auteure de nombreuses publications. Prix Ahmadou Kourouma en 2005. Prix du magazine Continental et prix Antonio Viccaro pour l’ensemble de l’œuvre poétique en 2009.