Emma ou la rage de vivre, critique du Professeur Sainte-Rose
Extrait de la conférence du Professeur Fernand SAINTE-ROSE lors de l’événement créé par l’ADESSCA autour de Emma ou la rage de vivre, à la Faculté des lettres et Sciences Humaines, UNIVERSITE DES ANTILLES ET DE LA GUYANE, le 9 Février 2010.
Fernand Sainte-Rose, Responsable pédagogique, chargé de cours en Sciences de l’Education à l’Université des Antilles et de la Guyane, Service. IUFC. Labo. IUFC ; Directeur Adjoint par Intérim du Pôle MARTINIQUE.
Emma ou la rage de vivre
Question d’enfance
L’ouvrage de Euphrasie Calmont pourrait s’apparenter à une ode à l’enfance tant l’intensité de l’âme et de la rêverie enfantines y sont manifestes. Nous entrons dans le monde de la réalité et de l’imaginaire de l’enfance par un chemin de forêt qui nous plonge dans un univers vivant de faunes et de flores qui parlent et chantent les tropiques.
L’enfance d’Emma reste l’enfance dans ce que Rousseau définit comme spécificité enfantine ; l’auteur a voulu présenter un morceau de vie et de culture au coeur d’une nature luxuriante dans l’épaisseur sociale et anthropologique que chaque scène et chaque thème tente pudiquement de décrypter. Mais n’oublions pas l’ardeur et le mordant du titre : rage et vie. Deux notions qui montrent à la fois les dents et le coeur, qui expriment le soufre et le souffle. Une vie pleine de candeur et d’ardeur qui lutte prématurément contre la mort contre toute mort. Le titre parle d’humain, d’individus et de sociétés.
Emma est entrée par la forêt mais elle doit traverser le fleuve ; ce passage des sentiers forestiers parfumés et animés par la polyphonie ambiante rappelle les joies, les jeux et l’insouciance de l’enfance, de toute enfance.
Mais la vie enfantine se déroule dans la réalité sociale alors la traversée du fleuve n’est pas de tout repos car un hippopotame dort là… Attention mystère ! Ne bouge pas Emma.
Cette phrase de la page 33 du livre annonce les raisons du combat pour la vie : le doute, le mystère, le danger perturbent le cours du fleuve de la vie. Dès lors, la question d’Emma à sa grand-mère prend le sens d’une parole inaugurale, d’une question fondamentale :
« Dis Gran Man, j’ai vu un hyppopotame dans le fleuve, Coudjo n’avait pas peur, mais moi si ! Il y en a beaucoup dans le fleuve comme ça ? Il peut donc manger les hommes ? L’enfance est homme et donc menacée d’être phagocytée, son existence est menacée de mort ; contre cette menace, Emma active son mécanisme de défense : la rage de vivre. Il y a toujours eu comme un combat universel de l’enfance contre le mythe de l’insignifiance? voire de la malédiction de sa condition enfantine, combat contre le déni, contre les maladies infantiles qui sont autant de fantaisies de la mort. Malgré la révolution copernicienne de Rousseau pour la connaissance et la reconnaissance de la spécificité enfantine, vivre son enfance n’a pas toujours été une aventure idyllique bercée par la poésie. Les rudes châtiments corporels pour redresser la morale, pour fixer l’instruction sont le lot de bien des enfants au cours des siècles. St-Augustin, Evêque de la cité d’Hippone (aujourd’hui, Annaba en Algérie) s’écrie dans l’une de ses confessions : »Qui donc ne reculerait d’horreur et ne choisirait la mort si on lui offrait le choix entre pourrir et redevenir un enfant » (De civitate Dei). Cette déclaration fait écho à l’Enfant de Jules Vallès dédicacé « A tous ceux qui pendant leur enfance furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents ».
Quant à la question de l’enfance martiniquaise, elle constitue un lieu de recherche plurielle très peu exploitée par les Sciences sociales. Le temps ne nous permet pas d’en tracer les conditions socio-historiques.
La plupart des observateurs de la société coloniale soulignent l’absorption d’enfants très jeunes par les travaux en petites bandes dans les champs de cannes à sucre. Apparemment, la loi de 1882 sur l’obligation scolaire n’est pas respectée dans la colonie martiniquaise. De nombreux enfants ne fréquentent pas l’école du fait de son éloignement des campagnes. Quant aux salles d’asile, elles sont insuffisantes dans la colonie ; quand elles existent, elles sont localisées dans les bourgs ou sont payantes ; les enfants pauvres en sont exclus, relégués à la périphérie de la démocratie.
Devant cette situation, l’Assistance publique présente une peau de chagrin, la mise en place d’une organisation médico-sociale se fait longtemps attendre ; en dépit de tous les vœux pieux, aucun crédit conséquent n’est libéré pour mettre en marche une politique d’actions pouvant offrir des espaces de soins, d’éducation et de culture à l’enfance et à la population. Dans ce contexte, l’enfant privé de soins élémentaires et d’assistance, n’a d’autres alternatives que la résignation et la déviance. C’est ainsi que va se tisser dans la société martiniquaise, un réseau assistanciel de l’enfance organisé en orphelinat, patronages, maison de correction ; cet aspect sombre de la réalité enfantine ne signifie pas que l’enfance martiniquaise assistée ne se soit pas épanouie ; peut-on vraiment freiner l’imaginaire et la créativité enfantine ? M’appuyant sur le titre « la rage de vivre », je peux utiliser ici le mot de Boris Cyrulnik la « résilience » : l’enfance peut résister à la dureté de la condition humaine.
Sur le plan de la recherche, une mine de travaux en sciences humaines et sociales restent à explorer sur le thème de l’enfance, qu’il s’agisse de la question scolaire, de l’histoire de l’enfance ou du fait éducatif. Des travaux internationaux posent des cadres paradigmatiques riches à mettre en perspective avec la recherche native.
Si l’on considère par exemple la Rêverie vers l’enfance de Bachelard, on se rend compte que l’enfance pose le problème de la vie entière et du caractère phénoménologique de l’identité humaine, une poétique de l’enfance, une phénoménologie de l’imaginaire.
Ce grand petit livre « Emma ou la rage de vivre » pose dans un écrin poétique des problématiques majeures : l’enfance est ici la métaphore de tous les commencements, de toutes les initiatives, de tous les mouvements : la plasticité du devenir humain est annoncée en filigrane.
En conclusion, permettez-moi de convoquer un grand poète chilien à cet hommage que nous rendons au livre et à l’écriture : Ricardo Neftali Reyes, le poète Pablo Neruda. Il aurait aimé Emma et l’aurait encouragée à mordre dans la vie avec rage. « Il meurt lentement celui qui ne voyage pas, celui qui ne lit pas, celui qui n’écoute pas la musique, celui qui ne sait pas trouver grâce à ses yeux ».
En fermant ce livre de Euphrasie Calmont, j’ai pensé à un très joli vers de Pablo Neruda dans son Ode au livre (Oda al libro) : « Livre quand je te ferme j’ouvre la vie ».
Et à Euphrasie je dédierai ce mot de Glissant dans une philosophie de la rencontre : »Agis de ton lieu, pense avec le monde. »